Cohabitation cyclistes/piétons : un idéal illusoire




Cyclistes et piétons peuvent-ils cohabiter ? La question ne s'était pas encore posée jusque-là. Bien au contraire, une alliance est née dans les années 2000 entre ces deux modes de déplacement, qualifiés de modes doux probablement parce que mus par la seule force musculaire. L'objectif, notamment à travers la revendication d'un « Code de la rue » portée par les associations de ces usagers, était d'abord d'exister et d'avoir leur place dans l'espace urbain face au mode automobile dominant.  L'automobile est apparue dans les années suivant la seconde guerre mondiale comme le mode idéal pour se déplacer d'un point à un autre librement, rapidement et sans trop de contraintes. Les villes se sont adaptées pour donner de la place à ce mode de déplacement individuel par exemple en supprimant les lignes de tramway, en réduisant la largeur des trottoirs, etc.  La circulation automobile a continué de croître, les cyclomoteurs et les  vélos disparaissant peu à peu de nos rues. Cette période connut son apogée en France dans les années 1970 dans le cadre de la mise en œuvre des plans de circulation, financés par l'Etat.  La rançon de ce progrès fut que nos villes ont étouffé et sont devenues difficilement vivables. De plus, cette priorité aux déplacements motorisés a également eu des conséquences en éloignant du centre-ville les zones habitées ainsi que les zones d'activité et de chalandise, rendant l'usage de la voiture indispensable.

La prise de conscience de la nécessité de réduire la place de la voiture au cœur des villes s'est faite très lentement. Il faudraattendre encore une trentaine d'année pour que la marche à pied et surtout le vélo connaissent un véritable regain d'intérêt, essentiellement grâce à des associations d'usagers et à des urbanistes revendiquant qu'une rue n'est pas une route et militant pour un « Code de la rue » spécifique. Le vélo se revendique maintenant haut et fort comme un mode de transport individuel à part entière, de surcroît bon pour la santé, propre pour l'environnement et économique. Sous la pression légitime des usagers cyclistes, la ville s'est donc de nouveau lentement adaptée de même que le Code de la route : pistes cyclables, bandes cyclables, sas vélo, autorisation conditionnelle de franchissement des feux tricolores au rouge (appelé à tort cédez le passage cycliste au feu), autorisation de remontée les zones 30 dans les sections à sens unique (appelée double sens cyclable), etc. Petit à petit, le vélo prend (ou reprend) sa place dans l'espace urbain. Des plans vélo voient le jour un peu partout. La plupart des grandes villes propose un service de vélo en location, des possibilités de stationner dans les gares, etc. Cet essor ne peut que s'accélérer, notamment avec le développement des vélos électriques qui élargissent la distance de déplacement, s'affranchissent des dénivelés et deviennent une alternative pour les personnes « moins actives » comme les personnes âgées. Malgré ces investissements, la part modale des vélos, partie de presque rien n'augmente que très lentement depuis dix ans en France, peinant à dépasser les 3 %. Elle reste très en deçà de certains pays voisins, comme l'Allemagne (10 %).


Car un frein important au développement du vélo subsiste en France. Il s'agit de sa dangerosité. Elle est, certes, relativisée par les associations de cyclistes qui affirment que le risque d'accident se réduit au fur et à mesure que les cyclistes sont plus nombreux à circuler. Dans cette logique, ces associations s'opposent à l'usage obligatoire du casque par crainte que cela soit un élément dissuasif à l'usage du vélo. Pour autant, ce risque est bien réel à tel point qu'autorisation a été donnée depuis 2010 aux enfants de moins de 8 ans, sous certaines conditions, de circuler sur le trottoir. Ce trottoir est en conséquence de plus en plus convoité par de nombreux cyclistes, moins expérimentés, moins  aventureux que d'autres plus réguliers à se frotter à la circulation. Les collectivités qui souhaitent afficher un intérêt pour le vélo l'ont, depuis peu, vite compris et ont trouvé facile, peu couteux et moins dérangeant de tracer des pistes cyclables sur les trottoirs plutôt que de reprendre une partie de la chaussée, et notamment celle affectée au stationnement. Les termes de mixité piétons/cyclistes ou de trottoir partagé sont ainsi apparus. Il convient de rappeler qu'en France, seul le statut de voie verte autorise la libre circulation des piétons et des cyclistes simultanément sur une même chaussée et qu'un trottoir ne peut pas être considéré comme une voie verte. Il n'existe donc pas
en France de statut autorisant la mixité piétons/cyclistes sur une partie de la voirie.

Le résultat ne s'est pas fait attendre. Des tensions sont apparues entre cyclistes et piétons qui avaient jusqu'alors trouvé un terrain d'entente cordiale face aux automobilistes. La vitesse des véhicules automobiles étant jusqu'alors le facteur de risque prépondérant à la fois pour les cyclistes et les piétons, les années 2 000 furent marquées par l'apparition de la notion d'espace partagé et de cohabitation harmonieuse entre usagers et plus particulièrement entre usagers motorisés d'une part et usagers piétons et cyclistes d'autre part. La zone 30 fut pionnière de ce concept suivie de la zone de rencontre limitée à 20 km/h.

L'idée du partage de l'espace public serait de se substituer ou pour le moins de compléter l'approche jusqu'alors mise en œuvre d'espace séparé (aire piétonne, pistes cyclables, bandes cyclables). Cependant cette notion de partage ne fait plus tout à fait l'unanimité lorsqu'elle concerne uniquement la cohabitation entre piétons et cyclistes dès lors que la présence de ces cyclistes n'est plus épisodique dans les espaces réservés aux piétons. Ces tensions sont d'abord apparues dans les rues piétonnes où les cyclistes ont été autorisés par le Code de la route à circuler au pas, et ensuite sur les trottoirs quand les villes se sont autorisées à créer des pistes cyclables sur ces mêmes trottoirs.

Dans le contexte des discussions actuelles sur l'évolution de la mobilité urbaine, il importe de rechercher une réconciliation ou pour le moins d'éviter un schisme entre cyclistes et piétons,  porteurs du même souci de se déplacer de façon durable.

Une étape de cette réconciliation serait de s'accorder sur la notion de partage de « l'espace rue » dans les villes.

Les modalités du partage de « l'espace rue »

La voirie urbaine occupe déjà beaucoup d'espace dans nos villes. La difficulté est de vouloir y accueillir tous les modes de déplacement. Deux concepts ont eu court pour aménager la circulation dans nos villes : la ségrégation ou la cohabitation des modes déplacement.

Le concept de la ségrégation des modes de déplacement est apparu dans les années 1960 en réponse à une tentative de mieux prendre en compte la sécurité de tous les usagers face à la place prise par l'automobile tout en en laissant à cette dernière une place prépondérante. Ce concept conduit à hiérarchiser le réseau de voirie de la circulation urbaine selon la destination du trafic : voies de transit, voies de distribution et voies de desserte et de réserver des voies dédiées aux autres usagers : pistes cyclables pour les cyclistes, trottoirs pour les piétons avec l'idée qu'aucune de ces voies ne se croise à niveau. Ce concept fut appliqué imparfaitement en France lors de la réalisation des villes nouvelles, les croisements de voies étant le plus souvent à niveau au lieu d'être dénivelés, créant des zones de conflit qui étaient mal gérées. Ce concept connut ensuite des variantes selon le même principe pour des tissus urbains plus anciens. Ce fut l'apparition des voies bus, puis des bandes cyclables, mais avec la même difficulté d'avoir des zones de conflits aux croisements des voies. Plus récemment, sont apparus les sites propres de tramway qui ont permis dans bien des cas la restructuration de la voirie, en accordant moins de places à la circulation motorisée et en réalisant un cheminement cyclable, conformément à l'obligation légale, tout en conservant des trottoirs.

Le concept de la cohabitation des modes de déplacement est né aux Pays-Bas dans les années 1980 avec la création des « woonerf » (cours urbaines). L'idée des urbanistes était que, dans les quartiers résidentiels, il fallait redonner à la rue son caractère social où l'on joue, où l'on se rencontre et où l'on se parle. Cela s'est traduit par des aménagements appropriés dissuadant le trafic non résidentiel et réduisant de façon drastique la vitesse. Ce concept s'est étendu aux centres des villes sous des appellations diverses pour donner plus de souplesse aux rues strictement piétonnes : rues mixtes, rues semi-piétonnes, etc. L'objectif était de  concevoir des villes à dimension humaine où il fait bon marcher, se rencontrer, aller et venir sans polluer, avec le moins de bruit possible, en faisant de l'exercice, des villes à la fois « marchables » et cyclables. Le postulat dans ce schéma était que la marche et le vélo sont tous les deux des « modes doux » et donc en mesure de cohabiter, une fois réduite la circulation automobile. La zone de rencontre limitée à 20 km/ est l'aboutissement réglementaire de ce concept.

Les lois incontournables de la physique et de la mécanique des fluides

Certes, il est raisonnable de penser que cette cohabitation entre cyclistes et piétons devrait fonctionner sans souci pour peu que chacun se donne la peine de respecter des règles de bonne conduite mais force est de constater que deux facteurs viennent contrarier ce principe et font émerger des frictions : le différentiel de vitesse entre ces deux modes d'une part et l'importance de chacun des flux d'autre part.

Les piétons, lorsqu'ils marchent sur un trottoir, se sentent normalement en sécurité, bien que les obstacles sur leur passage se multiplient : poubelles, mobiliers urbains, terrasses, voitures en stationnement et de plus en plus de motos. Et voilà que de plus en plus de villes, pour répondre à la continuité des itinéraires cyclables, invitent les cyclistes qui entretenaient une coexistence pacifique avec les piétons, à circuler sur les trottoirs. Dans la foulée, pour faire place à la modernité de la mobilité,  ces villes font face à la concurrence déloyale des engins de déplacement personnel (EDP) le plus souvent électriques, ces derniers voulant être assimilés aussi bien à des cyclistes qu'à des piétons et donc s'autorisant à circuler aussi bien sur pistes cyclables que sur les trottoirs.
A l'observation, la cohabitation ne peut que mal se passer dès lors que les vitesses des uns et des autres ne sont pas compatibles. Il est en effet difficile à un cycliste de rouler au pas si l'on admet que la vitesse normale de déplacement d'un piéton n'excède guère les 3 km/h et que pour rester en équilibre le cycliste tout comme l'utilisateur d'EDP préfère aller à des vitesses au moins deux à trois fois plus rapides.

La situation est déjà délicate dans les zones favorisant le partage de la voirie en  fixant un seuil de vitesse maximale inférieur à 50 km/h : 30 km/h pour la zone du même nom, 20 km/h pour la « zone de rencontre » et la vitesse au pas pour les zones piétonnes, avec pour objectif que chaque usager doit adapter sa vitesse au contexte et que le plus vulnérable soit prioritaire. Dans les zones 30, les piétons ont le droit de traverser où bon leur semble or les aménageurs ressentent le besoin de maintenir des passages piétons. Dans les « zones de rencontre » les piétons ont le droit marcher où bon leur semble, or les aménageurs ressentent le besoin de tracer une chaussée et de maintenir un trottoir, où subsistent les fameuses bordures de trottoir haute de 14 cm, ayant vocation à empêcher les véhicules de stationner dessus. Ils maintiennent même parfois le passage piéton qui crée une obligation pour le piéton de l'utiliser (au sens du Code de la route).

Les zones 30 ainsi que les « zones de rencontre » qui semblent fonctionner correctement ne sont pas celles où la ville s'est contentée d'apposer le panneau de signalisation. La voirie a été totalement repensée et les flux des véhicules les plus rapides ont été contrariés par des aménagements pour les dissuader d'emprunter la zone ou les contraindre à rouler le plus doucement possible. En l'espèce, c'est l'aménagement qui régule le rapport de force entre les différents modes en rendant le mode le plus lent majoritaire dans l'espace, ce qui induit par la même les bons comportements. A l'inverse, l'absence d'aménagement en inadéquation avec le statut de l'espace, encourage les mauvais comportements par manque de crédibilité.  

L'aménagement d'une piste cyclable contiguë à une promenade piétonne permet d'observer ce phénomène qui n'est jamais que le résultat des lois de la physique et de la mécanique des fluides. Il apparait aussitôt que la vitesse de déplacement des cyclistes est le critère prédominant qui détermine la possible cohabitation entre cyclistes et piétons, conjuguée avec le poids respectif de chacun des modes dans leur espace dédié.

Une telle observation a pu être faite sur la promenade de bord de mer reliant Gdinya à Gdansk (Pologne) sur une dizaine de kilomètres. Réalisée avec un simple revêtement la différenciant de la promenade piétonne, la piste cyclable a connu un grand succès de fréquentation avec l'apparition de loueurs de vélo. Des conflits sont vites apparus avec les piétons marchant sur la promenade ou traversant pour se rendre à la plage.
L'existence de ces conflits s'est traduit par une évolution dans le niveau d'aménagement : d'abord par l'apposition de panneaux avertissant les cyclistes et les piétons du risque d'accident et indiquant une vitesse maximale de 10 km/h pour le cycliste, Ensuite, il a fallu se résoudre à séparer physiquement la piste cyclable de la promenade piétonne et à aménager des chicanes ou autres éléments ralentisseurs comme des dos d'âne ou des bandes rugueuses sur la piste cyclable à l'approche des passages piétons.

A Nice, une chicane s'est avérée également nécessaire pour contourner un arrêt bus (imposant la prudence du cycliste sur le piéton) plutôt que de maintenir la piste en alignement droit (demandant aux piétons la prudence au profit du cycliste).

Réduire physiquement la vitesse des cyclistes et même imposer une vitesse maximale autorisée pour les cyclistes peut paraître surprenant parce qu'en fait, freiner en urgence sur un vélo n'est pas si évident que cela. On sait que 30% des automobilistes ne savent pas faire un freinage d'urgence. Il est donc probable que les cyclistes ne soient pasplus nombreux dans ce cas. Ils ont déjà besoin d'une petite seconde pour appuyer sur les manettes de frein dans la mesure où leur concentration à ce qui est devant eux est optimale. Il leur faut deux à trois secondes de plus pour s'arrêter en dosant bien frein gauche et frein droit.  Le cycliste a alors parcouru déjà 3 mètres à 6 km/h (supposé être la vitesse de circulation au pas), et 22 mètres à 20 km/h, vitesse moyenne des cyclistes sur une piste. Dans bien des cas, une telle vitesse peut se terminer en un conflit avec un piéton soit par un heurt avec le piéton, soit par une chute du cycliste après culbute ou manœuvre d'évitement. Ces accidents sont heureusement rarement très graves mais ils sont  beaucoup plus nombreux que ne montrent les statistiques d'accidentalité car les Forces de l'Ordre ne sont pas systématiquement appelées sur les lieux pour faire le constant d'accident, la circulation générale n'étant pas perturbée.

Ces situations sont encore plus critiques pour les EDP puisque leur vitesse de construction est de 25 km/h et que les vitesses pratiquées peuvent être très supérieure.

 Face à ces problèmes de cohabitation des cyclistes avec les piétons, certaines villes ont recours à la verbalisation, ce qui est une forme d'aveu d'échec de la pertinence de l'aménagement.

La cohabitation entre cyclistes et piétons ne va donc pas de soi. Une cohabitation cyclistes/piétons satisfaisante ne peut s'obtenir que si l'aménagement a été réfléchi  avec une approche multimodale et non centrée sur le vélo comme c'est la tendance actuelle pour répondre à la demande sociétale à moindre coût.  C'est  reproduire les mêmes travers  que ceux commise auparavant en pensant les aménagements de voirie uniquement centrés sur l'automobile. Dans les deux cas, la prise en compte de la mobilité piétonne est oubliée.

Pour réussir une approche multimodale, l'expérience passée comme celle du programme « villes plus sûres, quartiers sans accidents » menée dans les  années 80, nous a appris à tenir compte des pratiques existantes, à faire appel à des équipes pluridisciplinaires réunissant des compétences diverses de voirie, de mobilité, d'urbanisme, à associer  des représentants d'usagers et de riverains dans la mise au point de l'aménagement. Ce programme  nous a également appris qu'il convenait de revenir observer l'aménagement, de voir comment la cohabitation se fait, et de ne pas hésiter à faire les réajustements nécessaires, la sécurité de tous étant dans les détails.

Au final, on peut s'interroger sur ce qui peut apparaître comme une perte de savoir et de savoir-faire en matière d'aménagements de la voirie urbaine. Cela serait l'objet d'un prochain article.


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